La tempête s’est un peu calmée, le ciel est bleu, nous partons de bonne heure, à 7 h20, et prenons le CANAL du RHÔNE à SÈTE, que nous allons remonter, direction le RHÔNE.

 
Il n’est pas encore 10 heures quand nous arrivons à l’écluse de SAINT GILLES. Le vent a repris, furieux, et la manœuvre serait ardue sans le concours de l’éclusier, qui vient nous aider à attacher le TIGRE à la paroi monumentale. Saint Bernard a rejoint Saint Gilles ! Nous lui adressons de tout coeur une action de grâce.
 
A la sortie, nous reprenons le PETIT RHÔNE, et nous sommes là encore en pays de connaissance. Pour le Capitaine, la navigation pour ce deuxième parcours, en sens inverse du premier, demande une attention redoublée à cause des conditions météo ; il ne suffit pas de bien conserver sa trajectoire dans le chenal, ni de s’engager trop près de la rive, ni de surveiller les prises d’eau des stations de pompage, il faut aussi anticiper les remous, très forts. Pour moi, la vigilance du voyage aller était toute dirigée vers la découverte de ce milieu ; au retour, elle est axée sur les paysages de l’eau qui trace laborieusement sa route en fonction du vent, et j’essaie de capturer des instants surprenants, insolites.
 
Dans la végétation luxuriante, les panneaux indiquant le kilométrage sont parfois peu visibles, surtout quand un souffle capricieux s’acharne à jouer des tours. Mais le Capitaine s’y retrouve.
Il est 11 h 50 quand nous contournons la pointe du DELTA de CAMARGUE, qui unit le PETIT et le GRAND RHÔNE. L’entreprise est délicate, les enrochements situés à cet endroit sont dissimulés par hautes eaux, et les rafales qui arrivent du Nord sans entrave y font remonter des vagues.
 
Nous longeons une drague, au confluent, et nous entrons sur le père fleuve : le RHÔNE.
 
Cette fois, c’est le morceau de choix de l’expédition. Le vent du Nord nous pousse, nous soulève, nous ballote, nous secoue dans tous les sens….On dit dans la région que plus il s’approche de la mer, plus il se délecte, il prend de la violence, il se défoule.
 
C’est tellement connu que nous sommes les seuls sur le fleuve. Pas une péniche, pas un bateau de promeneurs, encore moins une barque de pêche. Grande solitude. Nous avons lu quelque part que nous naviguions sur le fleuve à nos risques et périls. Quels sont les risques ? Quels sont les périls ?
 
C’est l’aventure ! ARLES n’est pas loin, mais il n’est pas facile de s’en rendre compte. Ce n’est pas que le temps paraisse long, il ne parait pas, du tout.
 
Nous sourions en relisant notre guide : il recommande de s’avitailler à ARLES, car ensuite, il n’y a plus de point d’escale possible avant PORT SAINT LOUIS. Nous avons suivi ses conseils à l’aller, mais nous y avons réussi uniquement grâce à l’intervention d’une bonne fée qui a veillé sur nous. Ne la dérangeons pas au retour, adressons lui un signe amical et reconnaissant, et laissons là secourir d’autres voyageurs en péril de panne sèche.
 
Nous passons discrètement, sans nous retourner ! Les deux ponts d’ARLES, le Chantier naval du BARRIOL, le canal d’ARLES à FOS…la Nature est toute puissante, et règne sur tout.
 
Le fleuve s’élargit, il gronde….nous sommes sur le dos du tigre, sans jeu de mots.
 
Le SEUIL de TERRIN est un passage qui réclame toute l’attention du Capitaine.
Du K 292 au K 296, le passage est étroit, 80 m de large seulement. Il est impératif de bien rester dans le chenal.
 
Nous traversons la CAMARGUE, mais nous oublions un peu de l’admirer. Le RHÔNE est jaloux, on ne doit penser qu’à lui, exclusivement à lui, et il se charge de le rappeler sans cesse à grands coups de rafales.
 
L’une d’elle arrache brutalement les attaches du tau, qui vient se fracasser sur le toit de la cabine. Nous devons tant bien que mal tout rattraper, tout accrocher, pour au moins parer à des dégâts supplémentaires, tout en maintenant le bateau, et ne pas l’abandonner à l’énervement du vent.
Petit moment intense !
 
Et un autre, d’une sorte différente, nous croisons une péniche….et un bateau de promeneurs, qui descend à vide. C’est bon parfois de côtoyer le monde des hommes.
 
Au K 316, en face des SALINS de GIRAUD, part la liaison du RHÔNE à FOS, voisine du BAC de BARCARIN. J’aime beaucoup cet endroit, qui regroupe l’industrie et la Nature, le Passé et le Présent, l’intemporel. Nous avons quelquefois emprunté le BAC de BARCARIN, et y embarquer pour traverser le fleuve m’a toujours enchantée.
 
Aujourd’hui, le BAC n’est pas notre ami. Il nous coupe la route pour laisser le passage à une péniche, qui normalement n’a pas la priorité….Mais que dire ? La raison du plus fort est toujours la meilleure.
 
La préoccupation essentielle du Capitaine est de naviguer au mieux, en épousant les courbes des flots, en « étalant », (en compensant par sa propre vitesse celle du courant), en s’adaptant au fleuve à chaque seconde. En même temps, il essaie de retenir le TIGRE, et de ne pas le laisser bondir vers l’écluse de PORT SAINT LOUIS. Elle ouvre à 16 h, et il serait inutile et même bien ennuyeux d’y arriver trop tôt. Où s’amarrer pour attendre ? Nous ne pourrions pas rester sur l’eau, en y faisant des ronds, jusqu’à l’heure H. en résistant aux tourbillons !
 
Notre faible vitesse favorise des prises de vue qui ne traduisent pas du tout les tensions de la journée : des oiseaux à ras des vagues, à l’aise au creux de leurs ailes, paraissent ignorer la tempête, les eaux déferlantes, derrière l’objectif, n’ont plus rien d’effrayant…..
 
Le port de l’ESQUINEAU, le SALIN du MAS du VILLAGE, à tribord, les bois de FRANÇOIS MAS à bâbord…nous approchons de PORT SAINT LOUIS. En toute ingénuité, je ne me fais aucun souci. J’ai confiance ; en tout, le Capitaine, invincible, les autres, bienveillants, la bonne fée…tout.
 
Devant nous, le RHÔNE continue droit vers la mer. Son embouchure n’est qu’à 6 kilomètres, elle est impraticable à la navigation.
 
PORT SAINT LOUIS est sur la rive gauche. L’écluse est en quelque sorte sa porte d’entrée. Pour la franchir, on doit dessiner un demi-tour sur le fleuve et remonter à angle aigu pour s’engager dans un couloir, une sorte « d’antichambre de l’écluse ». Rien de bien compliqué, si le vent accepte de nous y autoriser et il n’en a pas du tout l’intention. Nous tournons envers et contre lui !
 
J’ai téléphoné à l’éclusier pour nous annoncer, et je lui ai demandé où nous pouvions nous amarrer pour attendre l’ouverture Nous en avons pour une demi- heure. La réponse a été conciliante : « Où vous voulez ». Mais encore ? Nous ne voyons pas l’ombre d’un quai disponible.
Il a trouvé une solution : nous pouvons nous faufiler entre le mur de l’écluse et les barques de joutes qui sont amarrées contre le quai. Un créneau exigu. Le Capitaine suffoque. Mais que faire ? Stationner en nous abandonnant au courant ? Pas une bonne idée !
 
La manœuvre est simple, en théorie. L’équipier saute sur le haut de la barque de joute, de là, il bondit sur le quai, y amarre un bout, et revient pas le même chemin en sens inverse. Sauf que l’équipier, ou plutôt l’équipière, n’est pas du tout apte à une telle gymnastique, ni physiquement ni mentalement.
 
C’est le Capitaine qui va accomplir l’exploit, ce qui est normal pour un Capitaine, mais ne l’enchante pas forcément. Et même pas du tout. Le voyage n’est pas un long fleuve tranquille, nous l’avions déjà remarqué.
 
L’écluse s’ouvre enfin, et nous y pénétrons, là encore en toute confiance pour ma part, ou peut-être inconscience. En tous cas, sans inquiétude, ce qui est une belle et bonne chance.
Nous accrochons nos bouts, tant bien que mal, et nous en tenons un chacun, ce qui n’est pas facile longtemps. Tenir n’est pas vraiment le mot adapté, ce serait plutôt se cramponner. Le vent se déchaîne, il est effréné. Il cherche à plaquer le TIGRE contre la paroi, et nous devons veiller à l’en empêcher, sans répit, même quand nos poignets et nos doigts semblent sur le point de céder. Les rafales sont si furieuses que le propulseur d’étrave est inopérant. Pas un instant de distraction.
 
Derrière nous, l’écluse se referme. Bon ! Première étape franchie ! Non ! Erreur !
 
L’éclusier ré ouvre, pour un voilier qui arrivait un peu en retard. Deuxième fermeture. Attente. Une demi heure, à tirer sur le bout, à le laisser filer, à écarter le TIGRE de la muraille. Et attention au moment du départ, toujours critique. Et ensuite. Car nous ne sommes pas encore arrivés.
 
L’écluse donne sur le Bassin en partie occupé par le Port de Plaisance. Nous y avons réservé une place, et, quelle aubaine, elle est située juste en face du pont tournant.
 
Sans le vent, accoster serait un jeu d’enfant. Mais avec lui….La bonne fée intervient, et nous envoie un Anglais, qui nous lance un bout, nous assiste, et en quelques minutes nous sommes à quai. J’ai cru un moment que l’Anglais était un muet, en réalité il ne pratique pas du tout notre langue, et je le crois avare de paroles dans la sienne. Un monsieur qui préfère les actes aux mots. Et nous, nous n’en avons qu’un pour lui : MERCI ! THANK YOU.
 
D’abord, gâter le TIGRE. C’est lui qui a le plus travaillé aujourd’hui. Le Capitaine le bichonne, le récure, lui donne de l’eau et du courant électrique. Ensuite, pour nous les humains, un peu de repos. Le droit de souffler. Le Capitaine d’abord, et l’équipière enfin.
 
Un apéritif, sur le TIGRE, au son des bourrasques. Nous avons invité les plaisanciers que nous avions rencontrés sur le Canal, les seuls sur une vedette de mer. Ils rentrent chez eux, à Carry le Rouet, ou plutôt ils rentreront dès que les éléments se seront un peu calmés. Bon intermède et agréable conversation.
 
Et un dîner, de tapas, chez notre déjà copain Fabrice. Le vent a un côté appréciable, il a chassé les moustiques, et un côté « promesse d’automne », la température a chuté, Résultat, nous mangeons sans peur des piqures, à l’intérieur, en devisant avec des Saint-Louisiens …de la pluie (rare) et du vent (citoyen d’honneur de la ville).
 
La météo donne vent de nord, force 6, rafales à 8….n’y pensons plus….Nous sommes à terre à présent.
 
Et pourtant, toute la nuit le TIGRE est ébranlé par des rafales d’une violence inouïe. Et entre deux sommeils, nous nous demandons quelles aventures nous réserve demain !