Pendant la nuit, le vent Nord-Nord Ouest a forci. Au matin, il n’a pas encore la puissance annoncée par la météo, mais il a pris ses aises, et charrie du froid et des nuages sombres dans tout le ciel. A partir de midi il devrait atteindre force 6, rafales à 33 nœuds, puis tourner à Nord Ouest, force 7, 28-33 nœuds, en fin d’après-midi, avec des rafales à 40 nœuds pour plus tard revenir à Nord-Nord Ouest. La mer sera agitée, de 1,5 à 2,5 m avec une houle de 2 m, puis forte, entre 2,5 et 3,5 m, avec une houle Ouest de 2 m. Pour le soir, le vent doit fraîchir, force 9, fortes rafales, mistral, tramontane, localement tempête…la pression annoncée est de 1014 hectopascal…

Les prévisions ne sont pas engageantes, avec leurs chiffres qui tombent comme des coups de couteau ; nous les consultons d’heure en heure, elles ne s’améliorent pas, et elles ne seront pas plus clémentes avant la fin de la semaine. Mais avant même de prendre une décision sur les options à suivre pour le retour, nous devons nous occuper du moteur.
 
Un spécialiste vient l’ausculter longuement. Excès d’huile ? Encrassage des échangeurs ? Il pare au plus pressé. Nous pourrons rentrer sans trop accélérer, et à la POINTE ROUGE, d’autres investigations pourront être menées.
 
Notre impératif le plus urgent est maintenant d’éviter la tempête. Nous n’avons que deux choix : attendre qu’elle soit apaisée, et rester au Port jusqu’à dimanche au plus tôt, ou nous éclipser en vitesse. La Capitainerie peut nous héberger, mais nous préférons quitter GRUISSAN.
 
Cette ville artificielle n’est pas dans nos goûts. Elle manque de patine, de personnalité, d’originalité. Elle ressemble à toutes ces agglomérations du Languedoc poussée trop vite pour satisfaire un « plan ». Elle est l’œuvre de la mission RACINE, (du nom de Pierre RACINE, son directeur). Cette structure administrative avait pour mission de développer le tourisme sur le littoral méditerranéen et a construit dans les années 1970 les stations de PORT CAMARGUE,  LA GRANDE MOTTE, LE CAP d’AGDE et PORT LEUCATE connus pour leurs villages  naturistes, PORT BARCARÈS, SAINT CYPRIEN,….et GRUISSAN.
 
Dans la lumière sombre qui rappelle plus la Flandre que le Midi de la France, GRUISSAN nous semble d’une tristesse sans fond.
 
Nous sommes injustes pour cet endroit, connu et habité depuis la Préhistoire. Le vieux village est une « circulade », ses ruelles entourent la TOUR BARBEROUSSE, nous l’avons visité en d’autres temps. Nous savons que le château protégeait les habitants des pirates, et que les luttes de l’époque cathare ont ensanglanté la région. Nous avions vu aussi les fameux « chalets » du film « 37°2 le matin » de Jean Jacques BENNEIX (d’après le roman de Philippe DJIAN). Nous avons lu que sept familles se sont installées ici au XIII° s et que leurs descendants étaient encore citoyens de GRUISSAN au XX°, une histoire qui appelle la sympathie.
 
Mais nous sommes sur le port de plaisance, les touristes sont découragés par le temps maussade, et les vrais Gruissanais n’ont pas grand-chose à faire dans le secteur, le quartier n’est pas joyeux ….
A midi, nous nous éloignons. La décision a été prise sans hésitation : nous n’attendrons pas !
 
Nous reprenons la mer, et le fil de notre histoire d’amour avec elle. Pour le moment, elle est nerveuse, sombre, mais prête à nous accueillir, on dirait qu’elle fait une exception pour nous, et que ses vagues nous portent, puissantes, en disant « venez, partons ensemble…. pas trop loin, car je sens que je vais exploser, ma colère sera terrible, il vaut mieux que vous vous mettiez à l’abri ! »
 
Les creux sont de plus en plus profonds, le vent siffle, on pense aux grands héros navigateurs des extrêmes, solitaires ou pas, ceux qui ont exploré les eaux du monde sur des jonques, des pirogues, ou des voiliers, sans savoir où ils allaient, sans savoir s’il y avait encore de la terre quelque part devant eux….et ceux qui ont joué l’aventure sur des bateaux équipés d’ordinateurs….on pense aux Quarantièmes rugissants et à Jacques PERRIN, on pense à TABARLY…..et ils nous accompagnent si bien que ni le Capitaine (mais lui, c’est normal, c’est le Capitaine !), ni moi, nous n’avons peur. Si nous mourrions en mer, nous deviendrions des esprits des eaux. Est-ce meilleur ou pire que devenir des esprits des airs ?
 
Nous ne mourrons pas, pas cette fois. La mer nous a escortés jusqu’à la digue, et s’est retirée en fureur, pour défier l’avis de coup de vent. Nous entrons dans le Port de GRAU d’AGDE, lieu dit de la commune d’AGDE, qui en compte deux autres : CAP d’AGDE et la TAMARISSIÈRE. Dans l’Antiquité déjà le mouillage était sûr dans ce delta….
 
On se souvient que Grau est issu de l’occitan « grau » : « étang avec bief ». Ainsi, GRAU d’AGDE signifie en français « étang d’AGDE », comme GRAU du ROY signifie « étang du Roi ». 
La ville est mélancolique, mais moins sinistre que GRUISSAN. Si on l’imagine au soleil, on la trouve même souriante.
 
Bientôt nous retrouvons l’écluse ronde 63, d’AGDE (au K 231,420 ; 1,07 m de chute), et malheureusement aussi les bateaux promenades, pas très bienveillants à notre égard. Le CANAL est leur propriété. Tant pis ! Nous sommes là, nous resterons. Le TIGRE ne va pas se volatiliser, si petit TIGRE, si minuscule à côté des monstres….et qui pourtant les gène…après tout, un moustique gène aussi un géant !
 
Et nous avons des alliés : les employés des VNF. Ils nous protègent, nous assistent, ils sont le sourire du CANAL.
 
Le parcours, que nous avons connu à l’aller, nous paraît familier. La rencontre de l’HÉRAULT, et le plan d’eau romantique, la guinguette de l’écluse de garde 64, de PRADES, au K 232, 040, (elle est ouverte), puis celle de BAGNAS, un peu plus loin, au K 235,3 ; 1,51 de chute), l’étang du BAGNAS, les ONGLOUS mélancoliques, et l’ÉTANG de THAU.
 
La tempête du GOLFE du LION arrive jusque là, mais atténuée. L’étang est ridé ; à qui le connaît, il lance un appel à la prudence, mais sans hurler.
 
Nous faisons halte à BOUZIGUES, notre étape habituelle quand nous voyageons par les chemins de la terre. Pour notre restaurateur préféré, c’est jour de fermeture. Nous essayons un nouvel établissement, plus connu, la VOILE BLANCHE. Un plat, dénommé « trio », parce qu’il allie lamelles de sèche, encornet farci, et moules farcies, enveloppés de rouille de SÈTE et agrémentés de riz. Cher, mais bon.
 
Pendant la nuit, le vent se calme.