Ciel voilé.

A notre départ, il est déjà 10 h 30, et pourtant BOUZIGUES s’éveille à peine, dolente. SETE est à peine esquissée dans la brume, MARSEILLAN ondule, incertaine ; les parcs à huitres sont des foules curieuses avancées dans l’eau. La traversée de l’Étang ressemble à un film des années Trente, images imprécises, irréelles…

Nous devons rester vigilants pour la navigation. Des vents violents, le Mistral du nord ouest, le Grec du sud est, soulèvent fréquemment des vagues dangereuses sur l’Étang. Il est alors indispensable de surveiller l’écume blanche qui peut se former, elle prévient d’un échouage possible sur les hauts fonds. Pour le moment, pas de vent…mais des parcs à huitres, où il est bien entendu interdit de naviguer, et des hauts fonds, au sud, à éviter, il convient donc de rester dans le chenal indiqué sur la carte (il n’est pas balisé).

Et puis, sort de l’horizon le phare des ONGLOUS, au PK 240,129, entre le ciel et l’eau, entre l’ÉTANG de THAU, domaine maritime, et le CANAL du MIDI, et dans son prolongement, le Port, quelques bâtiments sobres et pensifs, dans la lumière voilée. Après BOUZIGUES, toujours relax et souriante, cet endroit est inattendu, et vraiment prenant. On imagine bien le Commissaire Maigret y faisant les cent pas, la pipe emboitée dans les lèvres, l’œil frisant vers les personnages qui se camouflent à bord des péniches et des voiliers sans mât.

Personne ne se montre, mais des bateaux de toutes sortes gisent le long de la berge, souvent ils ne sont plus que des épaves. La misère des hommes a organisé le Cimetière du Canal dans un site classé au Patrimoine mondial de l’Humanité….Nous n’en croyons pas nos yeux. Le cimetière s’étend encore et encore, les berges s’effondrent, des tronçons d’arbres et débris de végétaux, branches, troncs, lianes, se chevauchent dans des eaux boueuses comme un lendemain de crue… Un air de désespoir, de fin du monde, poignant, saute au visage et nous sommes un peu gênés ; notre petit bateau tout propre, astiqué avec un soin maniaque, parait d’un coup tellement luxueux !

Un coude du canal, et au K 235.3 nous entrons dans le vif du sujet : le Canal n’est pas une simple promenade touristique, il se mérite par le franchissement des écluses. La première est l’écluse 65, de BAGNAS (1.51 mètres de dénivellation). Sa forme ovale est caractéristique du CANAL du MIDI. Apprentissage ! Raté, je reste coincée sur la filière (le filin métallique autour du Pont qui sert de garde corps) ? Ou réussi, je ne tombe pas à l’eau ? En tous cas, encourageant, le Capitaine vole à mon aide !

A peine plus loin, l’écluse de Garde n°64 de PRADES ; elle est ouverte, elle se fait oublier pour mieux mettre en valeur une guinguette fleurie juste au-dessus d’elle, et aussi l’HÉRAULT qui arrive à droite. Avant de s’éloigner vers le GRAU d’AGDE pour se jeter dans la mer, il dessine une belle, et douce, et ample étendue. Plusieurs plaisanciers du dimanche y sont déjà installés, pour pêcher, se reposer, passer un « dimanche tranquille au bord de l’eau ».

A gauche, l’élégant barrage du Moulin ferme le décor.

Nous suivons le fleuve, vers, au K 2 32, l’écluse ronde d’AGDE, qui porte le n° 63. (1.07 de chute), unique au monde. Elle a été construite de 1679 à 1680. Les bateaux ont le choix de sortie, par une simple rotation et un dispositif à trois portes, l’une joignant l’HÉRAULT, par le canelet de jonction, l’autre le canal maritime vers la mer, et la dernière le CANAL du MIDI vers BÉZIERS.

Nous y vivons un beau moment d’entraide. Un touriste anglais compagnon d’écluse, un promeneur au-dessus, chacun contribue aux manœuvres et les facilite.

De l’autre côté, la parenthèse fluviale se referme, et le CANAL du MIDI reprend son cours. Le cadre a changé. Plus de cimetière, plus de bateaux abandonnés, seulement quelques péniches qui souvent font office d’habitation.

Le Port fluvial d’AGDE est assez discret. Le Pont à trois arches de SAINT JOSEPH est charmant ; après cinq ponts et un coude du CANAL, nous allons connaître des ouvrages particuliers, au K 225, ceux de la Traversée du LIBRON. Pour ce passage très rétréci la prudence est de rigueur, tant mieux, la lenteur permet d’apprécier ces vannages curieux.

Nous passons devant la Halte nautique de VIAS, le Port privé de CASSAFIERES …toujours pas de station service….mais pour le moment nous naviguons en admirant le panorama.

A PORTIRAGNES, notre carto-guide signale des équipements à profusion, station, restaurant, supermarché….mais le village ne se trouve pas sur les bords du CANAL. Nous retiendrons seulement l’écluse 61, de PORTIRAGNES, au K 218.262 (chute de 2.23 mètres) juste après le pont. A la sortie, une pompe est signalée mais elle est invisible.

Maintenant, le rythme est soutenu, nous devons passer plusieurs écluses en quelques kilomètres : la n° 60 de VILLENEUVE au K 213.798 (1.95 de chute), puis la 59, d’ARIEGE au K 212.452 (2.26m), et après le pont levant de BÉZIERS, la PORTE de garde de SAUCIERE, et le croisement du CANALET du PONT ROUGE, l’écluse n° 58 de BÉZIERS au K 208.390 (4.40 m).

Les éclusages ne nous causent plus ni problèmes ni anxiété à présent, nous sommes aguerris.

Ce n’est pas le cas de tout le monde, et nous assistons pleins de compassion aux difficultés d’une équipière qui perd sa sandale et la gaffe dans l’eau. Elle est complètement déboussolée. Nous avions déjà rencontré ce couple, le seul avec nous qui ait tenté l’exploration du CANAL sur une vedette de mer (un peu plus petite que la nôtre). Devant leurs hésitations, nous leur avions expliqué comment se comporter au passage des écluses : L’équipier doit sauter à terre avant l’écluse, en conservant un bout qui lui permettra de retenir le bateau en suivant doucement ses mouvements quand il est porté par les courants, pendant ce temps, le Capitaine, resté à bord, le maintiendra loin des parois de pierres. De cette façon, l’un en bas l’autre en haut, ils veillent à la bonne tenue et à la sécurité du bateau.

Cette dame reste à bord, elle a sans doute peur de sauter, ce qui est bien compréhensible. La plupart du temps, la berge n’est pas aménagée. La seule solution est de se jeter dans l’herbe, et d’atterrir sur des plantes glissantes, des cailloux roulants, de la boue….Ce n’est pas « La poursuite du diamant vert », mais pas davantage « Valse de Vienne » ! Je n’aime pas moi non plus le moment du bond dans l’inconnu ! Quand je m’élance, chaque fois je relève un défi ; le premier but, bien sûr, bien qu’il soit secondaire, est d’éviter les moqueries du Capitaine, et au moins ne pas les justifier. Je veux surtout me prouver à moi-même que « je peux le faire », et chaque fois, je mets en jeu toute ma volonté, tout mon influx, et je récupère ou non la mise en touchant le sol.

Nous avons remarqué d’autres touristes, sur un bateau de location, des Hollandais.

Ils ne peuvent pas passer inaperçus. Dans une écluse, le pilote a d’abord défoncé le balcon avant, il n’avait pas bien évalué la largeur du pont, et ensuite, il a tamponné l’arrière, quand il a voulu manœuvrer pour dégager l’avant.

Affligeant !

Cet incident, et d’autres, illustrent une bizarrerie que avons découverte sur le CANAL : les noliseurs (le nom des loueurs de bateaux) proposent des bateaux sans permis c’est-à-dire que les locataires peuvent ignorer le code et les règles de navigation, et n’avoir aucune expérience du pilotage d’un bateau. Or ces embarcations ne sont ni légères ni faciles à mener. Au contraire, elles sont en général assez importantes, souvent plus de 10 mètres de long.

Les touristes sont parfois un peu inconscients. Les noliseurs sont couverts par les cautions. Mais que penser de la règlementation ?

On se souvient que le Capitaine du TIGRE, titulaire des permis maritimes côtier et hauturier, avait dû leur adjoindre le permis fluvial, obligatoire pour naviguer sur les eaux intérieures…..

Chercher à comprendre c’est déjà désobéir !

Après l’écluse de BÉZIERS le carto-guide signale un Port payant, « agréable et superbe », une halte y est conseillée. Nous avons l’intention de nous y arrêter pour la nuit. Nous nous amarrons le long du quai, avant de trouver la Capitainerie, qui ne répond pas au téléphone. Je m’en vais à sa recherche. J’explore tout le quai, ses abords, et je ne vois rien qui puisse ressembler de près ou de loin à un quelconque bureau d’accueil. Auprès de qui me renseigner ?

J’ai sympathisé avec l’éclusier, mais je m’interroge. Il m’a affirmé qu’il valait mieux pour nous revenir en arrière, car dans l’après midi, cinquante bateaux sont passés dans notre sens, et il lui semble impossible que nous trouvions une place plus haut. Du reste, il faudrait passer l’écluse suivante pour continuer notre route, et il est trop tard, elle est fermée et n’ouvrira que demain matin. Quant à l’écluse que nous venons de passer, elle a pris ses quartiers de nuit, et nous ne pouvons plus faire demi tour. Qui a parlé de piège ?

Pourquoi ce jeune homme si affable n’a-t-il pas mentionné la Capitainerie de ce Port qui est voisin de sa guérite ? D’après lui il est réservé….A qui ?

Je laisse glisser, et je recherche un autre informateur ! Il prépare un bateau de location pour des touristes. Il éclate de rire : « La Capitainerie ? Mais il n’y a pas de Capitainerie ! Sur votre guide ? Ah elle est bien bonne ! »

– Mais où pouvons nous passer la nuit ?

– Ici !

– On s’amarre le long du quai ?

– Où vous voulez, et où vous pouvez ! Vous êtes là-bas ? Si vous y êtes bien, restez-y!

Les bornes d’eau et d’électricité sont cassées. Le Capitaine tente d’essuyer un peu son TIGRE qui a l’habitude d’une toilette à chaque arrêt.

Mais soudain, branle bas de combat, les Canaris arrivent. Nous avons donné ce surnom aux Hollandais maladroits parce qu’ils portent des tee shirts d’un jaune aveuglant. Ils cherchent un emplacement, et amorcent un ballet hallucinant d’une rive à l’autre du CANAL. Tout le monde les a déjà repérés, et les regarde avec effroi ; chacun essaie de protéger son bateau ; nous sommes prêts à affronter l’assaut, le couple d’Américains, nos voisins, sont droits raides sur leur pont, les mains crispées sur leurs gaffes ; et en face, une petite péniche qui porte à l’avant une SMART essaie de se fondre dans le paysage et fait sa prière, elle s’attend à disparaître au fond de l’eau d’un instant à l’autre….

Nous avons remarqué que seule la dernière section du quai, juste à côté de nous, est disponible. Mais bien réduite pour les dimensions des Canaris. D’autres renonceraient à s’y hasarder, mais eux ? Ils n’hésitent pas. Ils foncent sur nous. Le Capitaine du Tigre, devenu Tigre lui-même, saute sur le quai, les guide, attrape leurs bouts dont ils ne savent trop que faire, et les amarre, un véritable exploit ! Des membres de l’équipage des Canaris le remercient en anglais, en allemand, et en gestes….tandis que le pilote, domine la scène de son poste au-dessus de son pont, et écrase l’assistance d’un regard dédaigneux….. !

Aussitôt terminé cet épisode, je pars à la recherche d’un restaurant….celui qui est proche du CANAL, un peu en retrait, est fermé ce soir. Le bistrot à l’écluse….n’est qu’un bistrot ! Je m’éloigne un peu….Le Port est situé dans une zone d’entrepôts, déserte, pas très accueillante. Des promeneurs m’indiquent le chemin à suivre pour atteindre en un quart d’heure un centre commercial où nous pourrions dîner dans une brasserie, un snack….Mais le quartier n’incite guère à la promenade, surtout pas de nuit, le retour s’annonce sinistre.

Nous resterons sur le TIGRE, notre meilleur ami, notre maison flottante.

Le frigo est encore assez rempli, et les réserves bien étudiées.

Pendant la soirée, alors que nous lisons à bord, nous saisissons des manèges de voitures noires aux vitres teintées de l’autre côté du CANAL, de va et vient de silhouettes …Pourquoi est-ce que je pense encore à MAIGRET ?

La nuit est calme.

Nous avons branché le réveil pour 8 heures, nous voulons préserver le TIGRE du départ des Canaris.