Départ à 8h30. Beau temps.

L’écluse de PORT SAINT LOUIS au PK 323 a une originalité : on y passe de l’eau salée de la mer à l’eau douce du fleuve : gilet obligatoire, demande de passage par VHF, nous devons nous comporter en vrais professionnels. Oui, le TIGRE a l’air d’un
jouet, mais nous sommes trop occupés aux opérations de manoeuvre pour le remarquer. Nous veillons surtout à sa coque, qui ne doit pas toucher la muraille,même pas au moment du départ, quand nous franchissons la porte.
 
Virage à droite, et nous sommes sur le RHÔNE. Vers la gauche, nous irions vers la Méditerranée (pour information, cette partie du fleuve est ensablée et dangereuse, et il est interdit de s’y aventurer en bateau.)
 
Le RHÔNE, on l’appelle dans la région « le GRAND RHÔNE », soi disant pour le distinguer du PETIT RHÔNE, l’autre bras du fleuve ; en réalité parce que sa majesté est intimidante. Si dans le Sud on n’avait pas l’esprit républicain, on dirait le RHÔNE ROYAL ! Le TIGRE, familier de l’immense mer, est saisi de respect.
 
Nous remontons le RHÔNE, en terme fluvial, nous sommes « montants ». A notre bâbord, à gauche du TIGRE, la CAMARGUE se cache derrière un rideau d’arbres, mais les SALINS se laissent apercevoir ; après le port de l’ESQUINEAU pointe la montagne de sel de la CAMELLE ; un peu plus loin les installations industrielles de SALIN DE GIRAUD ont une allure de film réaliste italien des années 60 ; nous croisons le BAC de BARCARIN qui fait traverser les voitures d’une rive à l’autre. A notre tribord (à droite), part le canal de liaison du RHÔNE à FOS, interdit à la navigation de plaisance. L’occasion de fréquenter quelques instants un énorme transporteur.
 
Plus loin nous serons rattrapés par la péniche POLARIS, monstre des eaux !
 
L’attention du pilote est sollicitée au PASSAGE de TERRIN du K 296 au K 292, un seuil rocheux. Une passe de 80 mètres de large a été mise en place, divisée en deux demi-chenaux de 40 mètres, l’un côté rive droite, de 4,25 mètres de profondeur, l’autre, sur la partie restante du chenal, de 3 mètres de profondeur. Le TIGRE a un tirant d’eau 0,95 m. Le Capitaine observe scrupuleusement les indications des balises.
 
Et nous oublions de regarder la célèbre Île de la GABARE.
 
Nous abordons la plus étendue des communes de France : ARLES. Son nom dérive d’ Arelate, mot d’origine celtique signifiant lieu situé près de l’étang, par référence aux terrains marécageux qui entourent la cité. Du VIIIe au IIe siècle avant J.-C., Arles
a été l’un des principaux « oppida » de la Celtique méditerranéenne.
 
La ville a en effet plus de 2 500 ans. Pendant l’Antiquité et surtout l’époque romaine,des monuments remarquables y ont été édifiés : le théâtre antique, les arènes, les Alyscamps ou encore le cirque romain. En 2008, le plus vieux buste connu de Jules César a été découvert dans le Rhône. En raison de son important patrimoine, la cité est classée ville d’Art et d’Histoire, et ses monuments romains et romans sont inscrits sur la liste du patrimoine mondial de l’humanité depuis 1981.
 
Le RHÔNE à l’allure splendide coupe avec indifférence la ville, et lui communique un peu de sa grandeur, mais nous mettons de côté notre admiration pour des
préoccupations plus terre à terre.
 
Notre frigo est bien garni, mais le réservoir à moitié vide, et il nous parait impératif de nous réapprovisionner en gasoil avant de continuer le voyage. Notre carto guide avertit que de PORT SAINT LOUIS à ARLES, « le plaisancier ne peut compter sur
aucun point de ravitaillement, ni en nourriture ni en carburant », nous savons que la situation est la même sur le PETIT RHÔNE. La seule station service disponible est à ARLES, et nous la cherchons…encore et encore. Impossible qu’elle ait disparu !
 
Nous avons bien repéré le pont, la distance jusqu’à la station… Enfin nous repérons une pompe au-dessus de la muraille qui plombe vers le fleuve. Est-ce bien la station ?
 
Comment communiquer avec le vendeur ?
 
Nous pourrions peut-être trouver une autre station, ce serait plus facile. J’appelle les bureaux de VNF d’ARLES, pas de réponse, et même pas de répondeur. J’appelle les VNF de LYON, qui couvre toute la région Sud Est, ils ne sont pas en mesure de me renseigner, mais me donnent des lignes directes de VNF ARLES, qui ne répondent pas davantage que le standard.
 
Un rond dans l’eau, deux, trois, et finalement nous parvenons à lire sur un camion citerne stationné là-haut un nom, PIGNON, et un numéro de téléphone. J’appelle.
 
Accueil charmant d’une dame navrée car elle ne peut pas venir nous servir avant midi. Il n’est que onze heures un quart. Difficile d’envisager de jouer les bouchons sur l’eau à cet endroit pendant aussi longtemps. La dame est gentille, elle va chercher
quelqu’un, et c’est le patron. Il fait descendre le tuyau, et….rien n’en sort. « Essayez encore ! ». Rien ! « Montez donc, nous allons voir si nous pouvons vous aider. La pompe est désamorcée, nous attendons un réparateur, mais je peux sans doute vous dépanner »….
 
Le Capitaine redescend avec deux jerricans de 20 litres, par un escalier qui conviendrait mieux à un équilibriste qu’à un marin, et recommence. Total : 80
litres. Nous découpons une bouteille d’eau pour fabriquer un entonnoir, et le « plein » peut débuter.
 
Nous repartons, réconfortés par la serviabilité de ces
Arlésiens, heureux d’avoir échappé à la panne sèche, et néanmoins un peu déçus :
Nous avions bien préparé le voyage, nous avions compulsé toute la documentation existante sur l’art et la manière d’explorer le fleuve et les canaux, et cet épisode nous a montré que tout n’était pas aussi clair dans la réalité que sur les livres.
 
Le RHÔNE me paraît hautain d’un coup, derrière sa splendeur. Il se demande comment il a pu accepter le minuscule TIGRE sur ses eaux. Nous sommes
minuscules, c’est vrai ! Nous ne croisons que des monstres, autant les péniches que le bateau-restaurant qui amène les touristes d’ARLES vers AVIGNON.
 
Tant pis, nous y sommes et nous y restons.
 
Le RHÔNE est beau, grand, noble, il sait que nous le savons, et il nous pardonne notre présence insolite.
 
Après trois kilomètres, nous le saluons pour entrer à bâbord sur le PETIT RHÔNE, en « arrondissant largement », ou en langage terrestre, en contournant la pointe du delta avec précautions, en passant bien au large des panneaux indicateurs pour éviter les enrochements peu visibles.
 
Le fleuve est moins impérieux, tout en conservant un aspect puissant. Il laisse passer les ponts de FOURQUES, le pont suspendu et le bel ouvrage de pierres, la voie ferrée sur le viaduc de CAVALES, le pont de SAINT GILLES….Ensuite le paysage est
transformé ; sous son allure modeste, la nature paraît susceptible. Ses colères imprévisibles sont dangereuses. Nos guides nous incitent à la prudence. Pendant des kilomètres, le désert, d’eau et d’arbres, et les silhouettes mystérieuses de troncs et de
branches entrelacés dans le fleuve. Superbe, d’une beauté un peu inquiétante. Le Capitaine doit être vigilant. Je photographie à tir continu.
 
Au PK 300, un embranchement à droite mène à l’écluse de SAINT GILLES. Plus grande encore que celle de PORT SAINT LOUIS, longue de 195 mètres et large de 12, d’une chute assez faible, un peu plus de 2 m. variable selon les saisons. Nous avons prévenu l’éclusier de notre arrivée par VHF (sur le 18). Il est 14 heures.
 
Les cartes, les guides, les sites Internet, ne peuvent pas transmettre les impressions qu’on éprouve quand on doit passer un bout autour d’un taquet d’amarrage cimenté dans la muraille, très vite, tandis que le bateau qui résiste tant bien que mal au courant se cabre, s’échappe, se désespère….et vous désespère ! Et ce n’est pas fini, il faut le retenir, sans le brusquer, au contraire, en accompagnant ses mouvements tout
en le maintenant loin de tout danger. Attention ! Tantôt « mollir », c’est-à-dire détendre le bout quand il est trop raidi, tantôt « choquer » c’est-à-dire le laisser filer. Et aussi veiller aux défenses qui le long de la coque la protège des chocs…sont-elles au
bon endroit, sont-elles assez bien attachées, sont-elles assez nombreuses….on le constate parfois uniquement quand on est « en situation ».
 
A SAINT GILLES, nous apprenons le mode d’emploi des écluses en travaux pratiques !
 
Bravo ! Nous avons passé notre épreuve. De l’autre côté, c’est le Canal du RHÔNE à SÈTE, kilomètre 28.
 
Cet ouvrage, commencé en 1723, a été mis en service en 1826. Ses 97.95 kilomètres, de BEAUCAIRE à SÈTE, relient le RHÔNE à la MÉDITERRANÉE. Le but était de prolonger vers le RHÔNE le CANAL du MIDI, creusé au XVII ° s, et de réaliser la liaison du RHÔNE à l’ATLANTIQUE, avec embranchement sur la MÉDITERRANÉE.
 
Les noms des personnalités qui ont contribué à sa création sont presque tous tombés dans l’oubli. Qui dans le grand public connait HUMPHREY BRADLEY (1599), JACQUES BRUN (1645), MARC POULET (1660), MARÉCHAL DE NOAILLES (1701), BROCARD DE BARILLON ET DE LA SALLE (1738-1746), GARIPUY (1768) ?
Qui se souvient de ses concepteurs, BOUVIER, et Paulin TALABOT, le grand promoteur des chemins de fer, créateur du PLM ?
 
Après le grandiose RHÔNE et l’envoutant PETIT RHÔNE, le canal est reposant. Il trace sa route à travers la CAMARGUE, paysages de cartes postales,oiseaux en colonies, flamands roses et mouettes, taureaux presque sauvages ; chevaux, les
jeunes marrons, les aînés blancs…
 
Le taureau, le cheval, les deux emblèmes de la CAMARGUE.
Le taureau camarguais est plus petit (environ 1,40 m au garrot) que le taureau de combat espagnol. Il est trapu, les cornes et la tête hautes, et son métier est la course à la cocarde, populaire dans la région.
Le cheval de Camargue n’est pas très grand non plus, 1,50 m environ. Il est la monture des gardians et leur fidèle auxiliaire pour trier les taureaux.
D’après certaines découvertes d’ossements, il semblerait que le cheval de SOLUTRÉ de l’ère quaternaire soit son ancêtre.
 
Le pont d’ESPEYRAN, le pont de FRANQUEVAUX, le pont de GALICIAN, et le pont des TOURRADONS, d’où l’on aperçoit la TOUR de CONSTANCE d’AIGUES
MORTES à l’horizon.
 
Cet ouvrage a été édifié par SAINT LOUIS pour y loger sa garnison. Sa hauteur au sommet de la lanterne est de 33 mètres ou 40 mètres selon les sources. Son diamètre est de 22 mètres, L’épaisseur des murs à la base est de 6 mètres.
 
Nous longeons des marais et des étangs qui ont valu son nom à AIGUES MORTES, en occitan Aigas Mòrtas « eaux mortes », c’est-à-dire « eaux stagnantes », latinisé en Aquae Mortuae
 
La ville entoure un carrefour de canaux :
  • Le CANAL du RHÔNE à SÈTE venant du nord-est et repartant vers l’ouest,
  • Le CANAL de BOURGIDOU vers le sud-est, et qui rejoint le PETIT RHÔNE par l’intermédiaire d’autres canaux aux limites du GARD et des BOUCHES du RHÔNE,
  • et le CANAL du GRAU du ROI, entretenu depuis le Moyen Âge qui relie AIGUES MORTES au GOLFE DU LION.
Nous avons réservé une place au Port de Plaisance. Pour y parvenir, nous découvrons qu’il faut attendre l’ouverture du pont SNCF, un quart d’heure après le passage d’un train. Nous comprenons que le téléphone nous sera d’une grande utilité. Les renseignements fournis par nos guides sont un peu aléatoires.
 
La Capitainerie nous a attribué un emplacement au pied des remparts. Le TIGRE clapote dans une eau à peine visible sous des immondices. Étonnant. Des canards qui ne s’en offusquent pas y dessinent tranquillement des 8.
 
Nous mettons pied à terre et partons dans le centre ville, en suivant les remparts, construits aux XIII° et XIV °s qui se déroulent sur 1600 mètres. Spectaculaires par leur hauteur et l’état de leur conservation (ils n’ont pas été restaurés au XIXe siècle comme ceux, par exemple, de Carcassonne)
Je ne reconnaissais pas la promenade. Un AIGUES MORTAIS passionné par sa ville m’explique : en effet, des arbres magnifiques l’ornaient, il y a quelques années on les a coupés pour dégager la perspective sur les fortifications.
 
Il nous raconte l’histoire d’AIGUES MORTES. Elle est liée à SAINT LOUIS, mais au Néolithique déjà, des salins y étaient exploités.
 
En 791, CHARLEMAGNE fait ériger la TOUR MATAFÈRE, au milieu des marécages, pour transmettre toute alerte à la TOUR MAGNE, à NÎMES en cas d’arrivée d’une flotte ennemie.
Plus tard, il octroie cette tour aux Bénédictins, et elle deviendra, à cause des incessantes psalmodies des moines, de jour comme de nuit, l’ABBAYE DE
PSALMODIE ; elle aura sous sa domination tout le territoire et ses habitants, paysans et ouvriers des salins.
 
En 1240, LOUIS IX, SAINT LOUIS, s’intéresse à la position stratégique que représente ce lieu pour son royaume. MARSEILLE appartient à son frère CHARLES
d’ANJOU, roi de NAPLES, AGDE au Comte de TOULOUSE, et MONTPELLIER au roi d’ARAGON.
 
LOUIS IX souhaite un accès direct à la mer MÉDITERRANÉE. Il construit une route entre les marais et y bâtit la TOUR CARBONNIÈRE qui jouera le
rôle de tour de guet et devra protéger l’accès à la ville ; puis la tour de CONSTANCE pour abriter sa garnison.
 
C’est d’AIGUES MORTES qu’il part, deux fois, pour les Croisades : en 1248 et en 1270.
 
Selon la croyance populaire, à cette époque, la mer atteignait AIGUES-MORTES. En fait, l’ensemble du port d’AIGUES-MORTES comprenait le port proprement dit, (qui se trouvait dans l’ÉTANG DE LA MARETTE), le CANAL-VIEL (qui était le chenal
d’accès à la mer) et le GRAU-LOUIS. (C’est approximativement sur le GRAU-LOUIS
qu’est construite aujourd’hui LA GRANDE-MOTTE.)
 
Au début du XVe siècle, d’importants travaux sont entrepris pour faciliter l’accès d’AIGUES-MORTES à la mer. L’ancien GRAU-LOUIS, creusé pour les croisades, est remplacé par le GRAU-DE-LA-CROISETTE et un port est creusé à l’aplomb de la TOUR DE CONSTANCE. C’est là même que le TIGRE se repose.
 
L’histoire de la ville va connaître des périodes d’éclipse et des temps d’espoir.
 
Lorsque la PROVENCE et MARSEILLE sont rattachés au royaume de France, en 1481, le port d’AIGUES MORTES décline.
 
Puis, François Ier, qui s’intéresse à l’exploitation du sel du MARAIS DE PECCAIS, fait relier les SALINS D’AIGUES-MORTES à la mer. On est en 1532.
Mais le chenal creusé alors, dit GRAU-HENRI, s’ensable à son tour.
Plus de deux cents ans plus tard, en 1752, le problème semblera résolu avec l’ouverture du GRAU-DU-ROI. Mais ce sera seulement pour un temps, et ce n’est qu’en 1806 qu’AIGUES -MORTES deviendra un port fluvial grâce au CANAL DU RHÔNE À SÈTE.
Le mot GRAU revient.Il est issu de l’occitan « grau » : « étang avec bief ». GRAU du ROY : « étang du Roi ».
 
Ce soir, AIGUES MORTES est très excitée. Nous allons découvrir la raison de cette effervescence à la pharmacie : Les attaques des moustiques de PORT SAINT LOUIS m’ont laissé des marques énormes et une douleur insupportable. Je vais demander de
l’aide à la pharmacienne. Pour elle, mes misères font partie de la vie quotidienne ; elle nous décrit tous les dangers que représentent ces bestioles, et nous explique l’exaspération et l’inquiétude bien compréhensible des habitants de la CAMARGUE et en particulier d’AIGUES MORTES. Sa vitrine tout entière est occupée par un gigantesque moustique de carton, signe de reconnaissance pour les victimes.
 
Nous nous risquons à prendre l’apéritif sur la place, où règne quand même la bonne humeur. Les assaillants ne doivent arriver qu’un peu plus tard, ils ont leurs
habitudes, et les vacanciers se hâtent de profiter de l’accalmie.
 
Nous flânons dans les rues, en pensant à la fougasse d’AIGUES MORTES, à base de brioche, sucre, beurre, et fleur d’oranger. Autrefois le boulanger la confectionnait avec les ingrédients apportés par le client ; elle était un des treize desserts traditionnels de Noël. A présent elle est vendue toute l’année.
 
Les restaurants se touchent, nous hésitons, et nous arrêtons notre choix sur DUENDE, au calme dans une rue perpendiculaire à la Place. Le restaurateur et
quelques clients que nous rencontrons chez lui confirment : les Camarguais vivent dans la hantise des moustiques : cette année ils sont plus virulents que jamais, malgré toutes les opérations de désinfection et désinsectisation qui sont menées. Il semblerait qu’une nouvelle race soit apparue. Tout le monde est sur le qui vive.
 
Et tant que nous y sommes, instruisons-nous encore un peu : que signifie ce mot« duende » ? Il est espagnol, et intraduisible. Il désigne l’état de grâce qu’atteint parfois le chanteur de flamenco.
Holà ! Holà !
Le repas est excellent. La pommade est efficace. Je peux dormir.